Contribution scientifique d’Éric Dacheux et Pierre Goujon (1)
« Rien n’a plus de valeur qu’aujourd’hui » dit Goethe. Pourtant, la théorie économique de la valeur semble figée dans une opposition idéologique qui date depuis près de 150 ans : d’un côté la théorie marxiste pour qui la valeur apparaît dans la sphère de production et s’origine dans le travail de l’ouvrier (approche objective) et, de l’autre, l’approche marginaliste, pour qui la valeur se déploie dans la sphère de la consommation et est engendrée par le désir (qui décroît au fur et à mesure de sa satisfaction) du consommateur (approche subjective).
Ces deux approches semblent, à première vue, opposées terme à terme :
- Approche objective versus approche subjective.
- Apparition dans la sphère de la production versus apparition dans la sphère de la consommation.
- Résultat de l’exploitation du travail versus fruit des attentes individuelles.
- Mesuré par le travail abstrait versus appréhendé à l’aide du concept d’utilité marginale.
Ces oppositions semblent radicales pourtant, dès le 1846, P.J. Proudhon propose une définition de la valeur – définie comme « la pierre angulaire de l’édifice économique » (Proudhon, 1846, p. 21) – les articulant : « l’utilité fonde la valeur ; le travail en fixe le rapport ; le prix est l’expression qui sauf les aberrations que nous aurons à étudier traduit ce rapport. » (Proudhon, 1846, p. 21). Cette tentative de synthèse de Proudhon qui sera vivement critiquée par Marx (2), souligne que, derrière ces oppositions fortes, se retrouvent bien des points communs.
I- Approche marxiste et marginaliste de la valeur : deux théories qui souffrent des mêmes maux
Le premier point commun est pragmatique : ces approches ne permettent pas la transition vers une société écologiquement responsable. D’une part, la théorie marxiste en faisant du travail la source de création de la valeur économique, la source de toute richesse, conduit à un productivisme dont il faut pourtant se défaire pour préserver les conditions d’habitabilité de notre planète. D’autre part, la théorie marginaliste justifie l’existence d’une croissance infinie (puisque les désirs sont infinis) ce qui est pourtant, empiriquement impossible dans un écosystème fini comme la terre (3). Une société post croissance réclame une théorie post croissance de la valeur.
Le second point est généalogique : le point de départ de l’analyse est une discussion critique du modèle d’économie politique construit par Smith et Ricardo. L’analyse marxiste reprend à son compte l’idée du travail comme source et mesure de la valeur des choses mais dénonce la vision atomiste de la société proposée par les classiques alors que les marginalistes cherchent à rompre avec ce concept de valeur travail tout en préservant l’édifice libéral.
Le troisième point est théorique. Ces deux visions enferment le débat sur la valeur dans une approche purement économique. Une économie théorique qui appréhende la réalité à travers une grille d’analyse préconçue et non une approche empirique qui part des pratiques effectives. Toute valeur est réduite à sa mesure économique : le temps de travail abstrait chez les marxistes ou le prix de marché chez les marginalistes. Ces deux approches, comme nous le révèle J.M. Servet, au-delà de leurs oppositions, partagent le même pré supposé commun : « la valeur, qu’elle soit travail ou rareté-utilité, est l’élément qui permet à « l’individu », que l’échange marchand donne à voir comme intéressé et isolé, de manifester pleinement sa rationalité calculatrice en termes de coûts et d’avantages et de choisir librement. Les théories économiques de la valeur (travail, utilité rareté) qui se développent dans le cadre même de ce mythe sont objectives au sens où elles rationalisent le rapport entre une personne, supposée individu par nature égoïste, et un monde de choses où les autres n’existent que dans la compétition-concurrence dans l’accès à ces choses. » (Servet, 2006, p. 11). Il convient donc, si on veut échapper à ce travers, de réconcilier approche économique de la valeur et approche sociologique. Ou, pour le dire autrement, de ré-encastrer une théorie économique de la valeur dans une théorie sociale de la valeur propre à nos sociétés démocratiques.
II- Construire un cadre théorique englobant la théorie de la valeur économique dans une théorie plus large des valeurs
La valeur économique n’est pas, dans une économie de marché, séparée des valeurs sociales. Un exemple ? Le groupe agroalimentaire italien, Ferrero, qui proclame qu’il convient de « partager des valeurs pour créer de la valeur ». En effet, dans son document de responsabilité sociale des entreprises (RSE) l’entreprise indique que « la création et le partage des valeurs sont présents à tous les niveaux de la chaîne logistique : prendre soin des gens qui ont écrit et qui continuent à écrire l’histoire de la société, soutenir les communautés locales, encourager les jeunes et leurs familles à être actifs, mais aussi s’engager dans des pratiques d’agriculture durable, pour protéger l’environnement (4) ». Effectivement, de nombreux acteurs économiques font un lien explicite entre la création de valeur économique et l’engagement dans des valeurs sociales. Ce lien est, bien évidemment, pour partie conjoncturel, lié aux nouvelles méthodes de management basées sur la mise en avant de la culture d’entreprise, c’est-à-dire sur les valeurs partagées au sein de l’institution. Il s’explique aussi par la crise écologique qui engendre de nouvelles attentes en matière de consommation et d’engagements professionnels dans des structures qui se veulent plus responsables. Ainsi les entreprises classiques rejoignent les entreprises publiques et celles de l’économie sociale et solidaire pour affirmer la coexistence d’une pluralité de valeurs pour guider leurs actions. Ces affirmations ne sont souvent que des discours, mais elles s’incarnent aussi, parfois, dans des pratiques stratégiques et des normes internes qui régissent le fonctionnement de ces acteurs
économiques.
Cette reconnaissance du pluralisme des valeurs n’est pas sans danger. En tout cas lorsqu’elle émane des entreprises capitalistes. En effet, ces grands groupes qui affichent des valeurs autres que la rentabilité à court terme le font, le plus souvent, dans une optique bien précise : séduire le consommateur et attirer les meilleurs employés pour augmenter la valeur de leur entreprise. Du coup, s’il y a bien reconnaissance de la pluralité des valeurs permettant l’action économique, il y a, dans le même temps, une subordination des valeurs sociétales à la valeur économique. Les valeurs sont au service de la valeur économique. Pourtant, pour assurer une transition vers une société plus écologique, solidaire et démocratique, il faut faire exactement l’inverse : subordonner la valeur économique aux valeurs sociales reconnues démocratiquement : « Le moment est venu, pour la valeur de laisser place aux valeurs » (Jorion 2019, p. VI). Certes, mais comment, concrètement, passer de la théorie économique de la valeur à une théorie des valeurs ?
C’est la question que pose André Orléan dans son ouvrage L’empire de la valeur. Sa réponse est d’élargir la focale théorique : intégrer aux théories économiques, les apports de la philosophie et des sciences sociales. C’est ce que nous nous sommes efforcés de faire. Plus précisément nous avons articulés trois approches différentes. La première est celle de Dewey à qui nous empruntons la notion de démocratie radicale et à qui nous reprenons la définition de la valeur comme « ce à quoi nous tenons ». La seconde est celle d’André Orléan qui insiste sur le lien entre valeur économique et monnaie. La troisième est celle de Patrick Viveret qui nous rappelle qu’il n’y a pas une équivalence automatique entre valeur économique (monétaire) et valeur sociale (ce à quoi nous tenons) et que, de fait, la délibération sur ce qui fait valeur est primordiale pour la démocratie. Plus précisément, une lecture critique de ces trois sources d’inspiration nous conduisent à retenir les éléments suivants :
- La valeur économique se comprend dans le cadre d’une théorie globale de la valeur.
- Les valeurs c’est ce à quoi nous tenons.
- Les valeurs ne sont pas intangibles, elles évoluent en fonction du contexte historique.
- Elles sont affectives mais aussi rationnelles donc potentiellement soumises à jugement critique.
- Ce jugement critique est individuel mais aussi collectif.
- Dans une démocratie, toutes les valeurs, y compris la valeur économique, peuvent être soumises au débat public.
- Dans cette perspective la délibération sur les valeurs est à la fois la fin et le moyen de la démocratie radicale.
À partir de ce cadre général nous définissons la valeur comme une construction sociale intersubjective. Les valeurs sont le fruit d’une délibération dans l’espace public. Pour rester subordonnée aux valeurs démocratiques la valeur économique ne doit pas échapper à ce processus délibératif. Plus précisément, il convient de mener un double débat. Une délibération sur les valeurs globales (ce à quoi la société tient) et une délibération sur la manière dont l’économie doit incarner ces valeurs. Pour que le débat démocratique régule l’activité économique, il convient donc de débattre de la valeur économique.
Mais ce débat, pour avoir des effets concrets sur l’activité économique, doit orienter l’usage de la monnaie. Pour ce faire, nous proposons une approche délibérative de la monnaie. Il ne s’agit plus de laisser la monnaie aux seules forces du marché et/ou des institutions publiques mais de la démocratiser en l’assujettissant aux décisions citoyennes et en donnant la possibilité aux citoyens de développer des communs monétaires. Ce contrôle citoyen de la monnaie doit aussi s’accompagner d’une limitation de l’extension de la sphère monétaire. La valeur n’est pas la richesse. En effet, ce à quoi nous tenons ne doit pas prendre inévitablement une forme économique et donner lieu à une monétisation.
Conclusion : de la valeur travail au travail des valeurs
Les théories marxistes et marginalistes de la valeur sont très différentes. Les premières rendent compte des mécanismes d’exploitation qui créent les inégalités, alors que les seconde les justifient et les naturalisent. Pourtant toutes les deux, conduisent au productivisme et sont donc insoutenables écologiquement. De plus, elles s’enferment dans un carcan disciplinaire (la science économique orthodoxe) qui les coupe d’un dialogue fécond avec la philosophie morale et la sociologie. Dès lors, il convient, comme le suggère, A. Orléan, de s’efforcer de penser une nouvelle théorie de la valeur. C’est pourquoi nous proposons une approche délibérative de la valeur. Cette approche fait de la délibération sur les valeurs à la fois la fin et le moyen de la démocratie radicale. Plus précisément, il convient de mener un double débat : un débat sur les valeurs globales c’est-à-dire sur ce à quoi nous tenons de manière collective et un débat sur la manière dont l’économie et ses acteurs incarnent ces valeurs.
Cette approche intersubjective de la valeur fait que toute valeur peut être discutée, il n’y a pas de valeur absolue qui serait d’essence divine ou naturelle. Dans une démocratie radicale, où chacun respecte les principes de la délibération (dignité humaine, égalité de droit, non-discrimination…), toutes les valeurs qui fondent la société doivent être débattues dans l’espace public. Dans la perspective délibérative qui est la nôtre, il n’y a donc pas de valeur qui échappe au débat collectif, ce qui constitue le bonheur est un choix de société que l’on résume par l’expression : à quoi tenons-nous ? Ainsi, dans le cadre de la démocratie radicale le bonheur n’est pas une affirmation universelle et intemporelle mais une interrogation permanente. Le travail contribue-t-il toujours au bonheur de tous ? Le travail de tous est-il compatible avec le bien être écologique de chacun ? Rien n’est moins sûr ! Ce n’est pas parce qu’elle est défendue par de nombreux partis politiques de droite et de gauche que la valeur travail est une valeur sacrée, indiscutable. Dans une démocratie solidaire et écologique, la valeur travail devrait être remplacée par un travail sur les valeurs…
Bibliographie :
AGLIETTA, M., ORLEAN, A. (2002), La monnaie entre violence et confiance, Paris, Odile Jacob.
DACHEUX, É., GOUJON, D. (2020). Défaire le capitalisme, refaire la démocratie : les enjeux du délibéralisme, Éditions Érès.
DEWEY, J., (1997), « La démocratie créatrice : la tâche qui nous attend », Horizons philosophiques, vol. 5, no 2, (1939).
DEWEY, J. (2011), La formation des valeurs, Paris, La découverte, coll. « Les empêcheurs de tourner en rond ».
GOUX, J.-J. (2020), Frivolité de la valeur, Paris, Blusson.
GRAEBER, D. (2022), La fausse monnaie de nos rêves. Vers une anthropologie de la valeur, Paris, Des liens qui libèrent.
JORION, P. (2019), « De la valeur de marché à la tragédie des communs », Le Monde, 11 février.
ORLEAN, A. (2011), L’empire de la valeur, Paris, Seuil.
PROUDHON, P.J. (1846), Système des contradictions économiques. Philosophie de la misère, Paris, Garnier.
SERVET, J. M. (2017), « Institution monétaire et commun (s) », Économie et institutions 26.
VIVERET, P. (2010), Reconsidérer la richesse, La Tour d’Aigues, Éditions de L’Aube.
- Eric Dacheux est professeur en sciences de l’information et de la communication à l’UCA. Daniel Goujon est maître de conférences en sciences économiques à l’UJM. Ils sont tous les deux membre du Réseau Inter Universitaire de l’Économie Sociale et Solidaire (RIUESS) et ils sont les auteurs de Théorie délibératives de la valeur. De la valeur travail à un travail sur les valeurs, paru en 2024 aux PUP.
- Le livre de Proudhon où est exposée cette théorie de la valeur se nomme « Système des contradictions économiques ou philosophie de la misère » auquel Marx répondra en 1847 par un cinglant « Misère de la philosophie ».
- Cette théorie justifie aussi la pauvreté : les moyens de production, eux, étant finis, il n’est pas possible de répondre à tous les désirs humains, du coup certains ne pourront pas voir leurs attentes élémentaires satisfaites : les pauvres.
- Extrait de « Partager des valeurs pour créer de la valeur »