Dire que la guerre des tarifs voulue par Trump est, d’un point de vue économique, absurde, ne veut pas dire que la situation n’est pas sérieuse.
Thierry C. Pauchant, Auteur, Professeur honoraire à HEC Montréal
(Article paru dans Le Devoir du 3 mars 2025)
Le locataire actuel de la Maison-Blanche, avec sa vision transactionnelle de la politique, veut nous faire croire qu’il connaît ses classiques en économie. Visiblement, il n’a pas lu Adam Smith ! L’argument de Trump est que ses partenaires en affaires abusent des États-Unis puisque sa balance commerciale avec ces pays est déficitaire.
Dans son traité La richesse des nations, publié la même année que la déclaration d’indépendance des États-Unis, en 1776, le père fondateur de l’économie politique qualifie cet argument d’absurde. Dans ses propres mots : « Rien ne peut être plus absurde que la doctrine de la balance commerciale. » Pour Smith, il est avantageux pour un pays d’acheter à un autre une denrée qui serait plus chère à produire sur le territoire national, si possible en la finançant par la vente d’un produit qui connaît un avantage concurrentiel.
Smith donne l’exemple du vin rouge, trop cher à produire en Écosse vu son climat, quand on compare à la région de Bordeaux. Pour lui, une balance commerciale peut-être déficitaire tout en restant économiquement avantageuse pour une nation, si elle conserve au moins 51 % de sa production et de ses échanges à l’intérieur de ses frontières, et si la valeur de cette production dépasse celle de sa consommation. Comme il l’a écrit : « Ce commerce intérieur devient donc alors le centre autour duquel, si je puis m’exprimer ainsi, les capitaux des habitants de chaque contrée circulent toujours et vers lequel ils tendent sans cesse. »
Si c’est le cas, toute complainte sur le déficit d’une balance commerciale est absurde, diminuant les avantages qu’une nation peut tirer de son commerce extérieur.
Dire que la guerre des tarifs voulue par Trump est, d’un point de vue économique, absurde, ne veut pas dire que la situation n’est pas sérieuse. Le Canada et le Québec ont raison de s’inquiéter des conséquences de ces tarifs potentiels, sur les entreprises, les emplois et la société en général. Les stratégies de réponses sont multiples : encouragement des échanges interprovinciaux, diversification des partenaires commerciaux, nouveaux incitatifs industriels, aides aux entreprises, boycottage des produits et services états-uniens, tarifs de rétorsion, rétention de ressources naturelles critiques, etc.
Smith envisage déjà à son époque de telles stratégies, pour différentes raisons, dont la protection d’industries naissantes, la défense de la sécurité nationale ou la réponse à des agressions commerciales. Mais il considère ces stratégies comme des exceptions. Pour lui, le gouvernement ne doit intervenir en affaires qu’en cas de nécessité et il s’oppose à l’idée qu’une nation puisse être gérée par un seul homme. Il se moque même du politicien qui croit pouvoir diriger les gens comme de vulgaires pions. Cet homme, dit-il, oublie que, dans la vie réelle, « les pièces d’un jeu d’échecs ont d’autres principes de mouvement que la main qui les déplace ».
Il est en effet probable que les résistances les plus fortes aux tarifs envisagés par Trump vont provenir des gens vivant aux États-Unis. Aujourd’hui, des sondages indiquent que 61 % d’entre eux trouvent qu’il ne se préoccupe pas assez de l’inflation, comme il l’avait promis durant sa campagne. Des chambres de commerce de différents États ainsi que des p.-d.g., comme celui de Ford ou d’Alcoa, mettent en garde contre la montée potentielle des prix. La Bourse a, de même, réagi de façon négative à l’annonce des tarifs contre le Canada, le Mexique et d’autres pays.
En son temps, Smith a conseillé aux gouvernements de ne pas suivre les volontés des monopoleurs. Il s’est opposé à ce qu’une nation ne devienne qu’une « nation de boutiquiers ». Dans ses écrits, il critique par exemple l’influence de l’East Indian Company, en partie responsable de la famine qui a tué des dizaines de milliers de personnes en Inde. Cette compagnie, employant plus de 200 000 personnes à l’époque, est considérée comme l’ancêtre des GAFAM d’aujourd’hui, fort influents auprès de Trump.
Smith avance enfin que les multinationales sont souvent à l’origine des guerres commerciales entre nations, engendrant même parfois des guerres militaires. Son économie sociale, qui vise l’amélioration des conditions de vie de toutes les classes sociales et permet aux nations de s’échanger des biens de façon pacifique, devient alors une économie mercantile, au service de la maximisation des profits des plus puissants.
Si le gouvernement Trump adopte ces pratiques de capitalisme abusif et se rapproche de pays totalitaires comme la Russie, délaissant ses amis traditionnels, il est probable que l’aura internationale des États-Unis en pâtira. Cela aura des conséquences sur l’ordre du monde et sa sécurité, mais aussi sur l’influence politique et économique des États-Unis.
Au XVIIIe siècle, Adam Smith était d’avis que le commerce requiert de la confiance et de la stabilité. Comme un écho à ses vues, le Wall Street Journal a publié un article incendiaire sur les annonces tarifaires de Trump : « The Dumbest Trade War in History ». Comme quoi connaître ses classiques peut être bénéfique.