Contribution scientifique de Pierre Bauby
Docteur de l’IEP de Paris, enseignant et chercheur en sciences politiques, animateur de réseaux français et européens sur les services publics, membre du Conseil d’orientation du CIRIEC-France et du Conseil scientifique du CIRIEC-International
Pourquoi étudier la « pensée Peter Thiel » ?
Peter Thiel apparaît être au cœur de la galaxie du Trumpisme 2025, un des penseurs et idéologues qui ont contribué à cimenter l’alliance qui a fédéré au nom de « LA LIBERTE », d’une part la droite traditionnaliste évangélique et anti-avortement, dont le discours de Vance à Munich a été le symbole, d’autre part les leaders de la high tech voulant s’affranchir de toutes contraintes réglementaires, plus largement les « libertariens » de toutes obédiences, sans oublier le lobby militaro-industriel.
Même s’il y a des continuités par rapport à Hayek, sa pensée ne peut plus se résumer au « néo-libéralisme » des années 1970 … !
Dès 2016, Thiel a pris parti pour Donald Trump, spécimen quasi unique à l’époque parmi ses pairs. Il a figuré dans l’équipe de transition du nouveau président. Rapidement, il a pris ses distances et il est revenu à San Francisco, non sans avoir placé quelques amis dans l’administration à Washington. Il a été depuis au centre de tout le mouvement intellectuel des nationaux-conservateurs avec en particulier Curtis Yarvin.
Peter Thiel est né en Allemagne en 1967 avant de suivre ses parents en Afrique du Sud et en Namibie. Il a aujourd’hui trois nationalités (américaine, allemande et néo-zélandaise). Il n’a pas fait d’études techniques ou économiques, mais philosophiques et juridiques à Stanford sous l’égide en particulier de René Girard.
Il est devenu milliardaire après avoir co-créé en 2000 PayPal – déjà dans l’idée de s’émanciper de toutes les régulations monétaires1, investi dans Facebook, SpaceX Airbnb et Linkedin. En 2003, il fonde Palantir, entreprise spécialisée dans l’analyse des données, la sécurité et le renseignement.
Peter Thiel est encore peu connu et étudié ; il existe peu de traductions en français (un livre et récemment le site Grand Continent fait œuvre de salut public en recensant et traduisant) ; sa pensée est complexe et va du management des start-ups aux réflexions sur les apports de René Girard … en passant par le libertarisme, l’apocalypse ou l’Antéchrist le transhumanisme ou la cryogénisation.
Ainsi, Peter Thiel évoque régulièrement l’Apocalypse en parlant de la connaissance et des choses cachées depuis l’origine du monde — un thème girardien.
Une idée fixe guide les réflexions de Peter Thiel depuis vingt ans : nous vivons une crise de l’avenir2 : « Nous avons marché sur la lune en juillet 1969. Woodstock a commencé trois semaines plus tard. Avec le recul, c’est à ce moment-là que le progrès s’est arrêté et que les hippies ont gagné. » Et il précise : « Sur le continent européen, par exemple : « l’avenir est une idée d’un futur qui semble différent du présent : les trois seules options proposées en Europe sont l’écologie, la charia et l’État communiste totalitaire. »
Le fondement de ses propos est la LIBERTE, en particulier individuelle : « la liberté authentique des hommes est une condition nécessaire au bien suprême. Je m’oppose aux impôts confiscatoires, aux collectifs totalitaires et à l’idéologie selon laquelle chaque individu devrait inévitablement mourir » (L’éducation d’un libertarien, 2009).
Peter Thiel est un anticonformiste. Il ne suit personne, pas même sur Twitter. Il a une pensée fondamentalement binaire, en noir et blanc, et est marqué par un profond pessimisme, en particulier quant à l’avenir des USA… S’il a joué un rôle essentiel dans la construction idéologique de l’alliance Trump 2025, il en connaît les contradictions et fragilités3.
Nous nous en tenons ici aux enjeux qui concernent la conception, la place, le rôle de Etat – de quel Etat rêve-t-il ? -, à partir de 4 citations clés.
1. « Le capitalisme et la concurrence sont incompatibles »
Peter Thiel a publié De zéro à un, Comment construire le futur (JC Lattès, 2016) – seul ouvrage traduit à ce jour en français – à partir de cours donnés à Stanford. Il y analyse sa propre expérience, de même que celle des Bill Gates, Sergueï Brin, Mark Zuckerberg ou Elon Musk, pour avancer que leurs succès ne proviennent pas directement du simple jeu de la concurrence, mais d’innovations qui n’arrivent qu’une fois, mais qui à chaque fois font passer de zéro à un, alors que si l’on copie un modèle déjà connu en y ajoutant un élément, on ne peut passer que de 1 à n. C’est ce qui permet d’avoir le monopole, qui est l’optimum du capitalisme. Et il ajoute : « Les marchés concurrentiels sont destructeurs de profits ».
« Comment créer de la valeur en ce monde, construire le futur ? Certes, il est plus simple de copier un modèle que d’inventer. Si vous copiez, c’est que vous n’avez rien à offrir de mieux. Quelle vérité êtes-vous seul à posséder, quelle est la société que personne ne construit ? La compétition et le capitalisme sont à l’opposé… ».
Tout en reconnaissant qu’il y a une différence entre un monopole naturel dynamique qui crée du neuf, et un monopole statique qui se contente d’extraire de la rente, comme auparavant dans le courrier ou la téléphonie, Peter Thiel le dit souvent : « la concurrence, c’est pour les loosers ».
En apparence, cette thèse ne fait que prendre acte de la logique profonde du système capitaliste : chaque acteur économique proclame sa référence indéfectible aux vertus du marché et de la concurrence, alors qu’il n’a comme seul but que de s’en extraire pour disposer de rentes qu’elles soient technologiques, informationnelles, organisationnelles ou légales.
Il précise aujourd’hui4 « La position par défaut [dans la Silicon Valley] était d’être libéral et la question était toujours : si le libéralisme ne fonctionne pas, que faire ? Et année après année, la réponse était : il faut en faire plus. Si quelque chose ne fonctionne pas, il suffit d’en faire plus. On augmente la dose, encore et encore, on dépense des centaines de millions de dollars, on devient complètement woke et tout le monde vous déteste. Et à un moment donné, on se dit : d’accord, peut-être que ça ne marche pas. »
Il y a là de quoi réexaminer la thèse classique qui assimile capitalisme et concurrence et qui amène à faire de celle-ci le cœur de cible de tout combat émancipateur. La cible ne serait-elle pas davantage les rentes de monopoles, qui freinent les innovations ?
2. « Nous sommes engagés dans une course mortelle entre la politique et la technologie »
Dans L’éducation d’un libertarien (2009), Peter Thiel expliquait ne plus croire désormais que « la politique contienne tous les futurs possibles de notre monde » et désavouait déjà la politique électorale en tant que moyen de réformer la société. Il estime aujourd’hui que « la grande tâche des libertariens est de trouver un moyen pour échapper à la politique sous toutes ses formes ». D’où ses efforts et ses espoirs placés dans les nouvelles technologies, qu’il pense capables de « créer de nouveaux espaces pour la liberté » :
« Nous voyons décroître la capacité des Etats à réaliser de grandes choses. Mais nous ne parvenons pas à imaginer ce qui pourrait les remplacer. C’est ce qui m’intéresse dans le libertarisme, cette idée qu’on peut échapper à la politique. »
Déjà à Stanford, il avait lancé en 1987 une revue professant que le multiculturalisme affaiblit l’excellence académique. David O. Sacks et Peter Thiel se prononçaient contre la politique de la diversité culturelle sur les campus, The Diversity Myth: Multiculturalism and Political Intolerance on Campus, Independent Institute, 1999. A une époque où la Valley est acquise sans réserve au libéralisme culturel, cette prise de position avait fait scandale. Et Peter Thiel déplorait la culture « d’intolérance » de la Silicon Valley, devenue la vallée du « parti unique », le Parti démocrate et ses progressistes, partisans de quotas pour les femmes et les minorités.
Peter Thiel pense qu’il y a péril dans cette absence de diversité idéologique. Qu’elle risque d’étouffer l’innovation et la créativité « disruptrice » qui ont fait la fortune de la Vallée. Lui voit le clivage idéologico-technologique de demain. D’un côté, il y aura les « centralisateurs » partisans de l’intelligence artificielle (IA) contre les « décentralisateurs », adeptes du cryptage et des bitcoins.
La solution pour « trouver une échappatoire à la politique sous toutes ses formes » ? Investir de nouveaux espaces de liberté personnelle
Pour Peter Thiel, l’intelligence artificielle participe du « big government ». Grâce au big data, le gouvernement – ou Google – « contrôle toutes les données » et peut prédire les comportements. Au contraire, la blockchain permet des transactions cryptées et décentralisées, au-delà du contrôle des entités centrales. Dans la Silicon Valley, on ne sera bientôt plus républicain ou démocrate, mais « crypto » ou « IA ».
Intelligence artificielle contre bitcoin sera le clivage idéologique de demain, expliquait-il lors d’un débat à Stanford en janvier 2018. D’un côté, les « centralisateurs », partisans de l’intelligence artificielle, du big government, du contrôle des données – et de Google. De l’autre, les « décentralisateurs » : les adeptes de la blockchain qui permet des transactions cryptées, au-delà du contrôle des entités centrales. « Crypto, c’est libertarien. L’intelligence artificielle, c’est communiste », lançait-il. Lui est résolument du côté des cryptomonnaies.
Avec son esprit binaire, Peter Thiel et ses émules veulent que l’on choisisse entre l’IA et les cryptomonnaies, alors que l’émancipation individuelle et collective implique de maîtriser ET l’IA ET les cryptomonnaies…
3/ « La liberté et la démocratie ne sont pas compatibles » ; « le peuple n’est pas digne de confiance pour les décisions importantes »
« Je ne crois plus que la liberté et la démocratie sont compatibles, la pression du public en faveur de l’intervention de l’Etat étant trop grande. »
Car le peuple n’est pas digne de confiance pour les décisions importantes. Encore moins « depuis 1920 et que l’augmentation considérable du nombre de bénéficiaires de l’aide sociale et l’extension du droit de vote aux femmes ont transformé la notion de “démocratie capitaliste” en oxymore. »
Il affirme même que « les valeurs démocratiques sont des poids qui freinent les USA dans la course à la réussite, à l’efficacité et à l’enrichissement ».
Certains en arrivent à proposer de fonder des communautés ou des territoires qui ne soient pas délimités par les Etats-nations historiques, ou à plaider pour un régime monarchique dans lequel un PDG gouvernerait les Etats-Unis à la manière d’une entreprise.
En fait, la démocratie ne se limite pas au vote, mais présuppose les conditions de la liberté d’expression des besoins, attentes et aspirations, le débat public des options, les retours d’expériences, les évaluations et les contrôles…
- « La vision qui a présidé à la fondation de Paypal reposait sur la création d’une nouvelle monnaie mondiale, à l’abri de toutes les formes de dilution ou de contrôle gouvernemental » (L’éducation d’un libertarien, 2009).
- Interview au New York Times, 26 juin 2025.
- Dont les avatars d’Elon Musk avec le DOGE (Département de l’efficacité gouvernementale) sont révélateurs.
- Interview au New York Times, 26 juin 2025.